Cadres : la comédie du bonheur

Publié le par Philippe

Le cadre est un homme heureux. Forcément heureux. C'est un privilégié, l'enfant gâté de l'entreprise. Il a un travail valorisant, dont il peut facilement changer puisqu'il risque moins le chômage que les autres salariés. Il a une bonne feuille de paye, négociée en kilo-euros annuels. Il a une place de parking, un abonnement à la salle de gymnastique et, dans l'espace détente, un canapé moelleux et une télévision branchée sur Roland-Garros. Les plus choyés ont un "concierge", factotum qui veille à résoudre le moindre souci matériel, du pressing à la baby-sitter.

De quoi se plaindraient-ils quand les ouvriers, les caissières, les opératrices de centres d'appels et autres smicards se voient minuter jusqu'à leur pause aux toilettes ? Ce serait indécent. Et mal vu. Alors mieux vaut clamer son enthousiasme et sa joie de vivre, au bureau, à la ville et sur son profil Facebook.

Alexandre des Isnards et Thomas Zuber connaissent bien cette "dictature du bonheur". Tous deux diplômés de Sciences Po, ils travaillent comme consultants, l'un dans une agence de communication spécialisée dans l'Internet, l'autre dans les systèmes d'information liés aux ressources humaines. Des métiers neufs, socialement clinquants, dans des entreprises qui ne connaissent pas la crise. A 34 et 35 ans, les deux cadres ont déjà baroudé dans la nouvelle économie. Ils en connaissent les codes, ont eux-mêmes joué la comédie, pratiqué la "positive attitude", par mimétisme, fayotage et instinct de survie.

Tout aurait été pour le mieux, la carrière prédessinée, n'eussent été ces courriels de démission qui tombaient de plus en plus régulièrement sur la messagerie générale. Des textes d'une violence inouïe, écrits par des cadres quittant la boîte du jour au lendemain, sans même les trois cacahuètes d'un pot de départ. "Le pire, c'est qu'il n'y avait aucune réaction de la part de la direction, comme si cela n'avait finalement aucune importance, n'existait pas", raconte Alexandre des Isnards.

Les deux hommes, qui se sont liés d'amitié lors d'un voyage au Chili, ont décidé de recueillir les témoignages anonymes d'autres jeunes cadres, à tout hasard. "Ça a été l'avalanche", assure Thomas Zuber. Deux ans après, en est sorti un livre, L'open space m'a tuer (Hachette Littérature, 212 p., 16,50 €). Dans une succession de saynètes, jouées dans le décor d'un plateau semé d'hommes et d'ordinateurs, les auteurs y décrivent l'envers du meilleur des mondes : la fausse convivialité qui enrobe des rapports humains impitoyables, l'apparente décontraction qui masque le stress.

http://www.lemonde.fr/societe/article/2008/09/17/cadres-la-comedie-du-bonheur_1096228_3224.html

Publié dans Politique

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